portrait, par J-F Lermusieau


"Gaffeur du coeur Sur la grand-place de Mons, un troubadour du XXI e siècle poétise de terrasses en cafés: Jules Brunin, généreux entêté que la vie refuse d'épargner."


Gaffeur du coeur Sur la grand-place de Mons, un troubadour du XXIe siècle poétise de terrasses en cafés: Jules Brunin, généreux entêté que la vie refuse d'épargner.

La vie est un combat. La vie de Jules Brunin est un combat. C'est ce qu'il a appris dès son plus jeune âge. Lorsque sa mère remariée le place dans un orphelinat. On est en 1942. Il a 4 ans. Pourquoi nous sortir de la poubelle sordide de la misère si c'est pour nous jeter dans la décharge publique des orphelinats? lancera-t-il.

Il en sortira après 14 ans de bagne, à une époque où les éducateurs étaient des militaires frustrés et les directeurs de home des petits caporaux refoulés . Quatorze ans d'«Enfer des Gosses», comme en témoignera, en 1975, son premier récit: J'ai mis sept ans à l'écrire. Je l'ai commencé en prison avec l'aide d'un aumônier, un type super! Le père Balthazar il s'appelait. Sorti de prison, j'ai continué. La 1 re version avait 3.000 pages. Livre défouloir, livre de combat pour les enfants abandonnés, cent fois plus virulent et désespéré que «Chiens perdus sans collier» de Gilbert Cesbron, qu'on lisait à l'école. «L'Enfer des Gosses», c'est Oliver Twist au pays de l'«enfant-roi» et du premier pas sur la Lune.

Brunin, comme on l'appelle, continue: Un jour, j'entends un reportage de Frédéric Pottecher (journaliste français spécialiste des affaires criminelles) sur un procès. Je réussis à entrer en contact avec lui. Il lit mon manuscrit, sensiblement raccourci, et me rappelle pour me dire qu'il accepte d'en rédiger la préface. Tu imagines? Avec un tel soutien, je pouvais aller plus loin. Mais je voulais être édité par un Belge, pas par un Parisien. Et le meilleur à cette époque en Belgique, pour moi, c'était Jacques Antoine. Je vais donc le voir dans son bureau. Il était 9 h 30. On commence au whisky. Je lui propose, avant qu'il ne lise mon manuscrit, de l'emmener voir les homes où j'ai survécu, à Ciney, Mol, St-Hubert. Il accepte, annule ses rendez-vous et m'emmène. On y passe la journée. De retour à son bureau, il me propose de manger avec lui, puis d'y dormir pendant qu'il lit mon manuscrit. Le lendemain l'affaire était conclue.

L'histoire de ce conte de fées pour apprenti auteur ne s'arrête pas là. Non content d'être publié sur un coup de coeur, Jules Brunin est sans doute l'un des seuls auteurs belges, avec l'inatteignable Georges Simenon, a avoir commis, avec ses tripes, avec la tempête au ventre, un best-seller: 150.000 exemplaires vendus pour la seule Belgique en 1975. Un record.

Au-delà des chiffres, ce livre ouvre une brèche dans le silence des institutions belges, dans le quant-à-soi où étouffent les «miséreux» quel que soit leur âge. Jules Brunin découvre alors que le sort réservé aux gosses des homes comme aux vieillards n'est pas partout plus enviable que celui qu'il a connu 30 ans plus tôt. "Un jour, une dame vient me voir avec le règlement d'ordre intérieur de la Cité de l'Enfance à Marcinelle. Rédigé par le directeur à l'attention des éducateurs, il stipulait notamment: «Il est strictement interdit de faire agenouiller des enfants sur des capsules de bouteilles, de leur faire lécher la planche des latrines». Si c'était interdit, c'est que ça arrivait..." D'autres scandales feront surface, notamment celui du home «Vrij en Vrolijk» à Braschaat, qui défraya la chronique, ou à Forchies-la-Marche. Chaque fois, des enfants y payaient le manque de reconnaissance du statut d'éducateur, la lâcheté ambiante qui fait dire à Brunin, encore aujourd'hui: "Il y aura toujours des crapules pour maltraiter les plus faibles".

Ce combat fondamentalement juste, Brunin le mènera parfois avec maladresse, quelque peu grisé par la reconnaissance publique et les fonds générés par ses royalties. Pour défendre les enfants, il ira jusqu'à les kidnapper, jusqu'à voler des cartes d'identité, jusqu'à montrer leurs visages - ce qui est toujours interdit pour les mineurs d'âge - dans «Les Enfants de l'oubli», un documentaire de Joâo Correa diffusé lors de la première émission d'«Au nom de la Loi», le 23 octobre 1979. La Justice aura beau jeu de régler ses comptes avec ce trublion, ce Don Quichotte exacerbé. La société n'aime pas longtemps les chevaliers.

Lorsqu'il s'installe à Mons, au milieu des années 90, après deux tours du monde à la voile, après deux divorces et un veuvage, après d'autres livres tels que «Condamné à vivre», «L'injure» ou «Histoire simple d'une femme», on a presque oublié qui est Jules Brunin, quelles ont été ses victoires. Il a tout perdu, ou presque. Aujourd'hui, restent la colère au fond du coeur et la poésie, bien cachées sous la gouaille frondeuse, sous les souvenirs savamment entretenus, sous les rires d'enfant gaffeur.

"On ne peut pas être un héros toute sa vie, sinon pour soi-même. Tu sais, j'ai vécu quelques mois dans des homes pour vieux. C'est terrible cette façon qu'a le personnel de tutoyer les vieux ou de parler devant eux comme s'ils n'existaient pas. Et puis la bouffe, infecte, réchauffée trois fois avant d'être servie. Tu sais qu'on a failli me mettre chez les fous parce que je me révoltais? T'imagines! C'est ce que je raconte dans mon dernier manuscrit. Je parle aussi de ma grand-mère, la seule qui m'ait aimé".

Si un jour vous croisez sur la grand-place de Mons un moujik vendeur de poèmes, invitez-le à boire un coup. Ecoutez cette voix d'entêté qui bouscule les moulins à parole. Au-delà de ce qu'il dit, il y a cette vérité toute crue: ne jamais baisser les bras ni se voiler la face.



LERMUSIEAU JEAN-FRANCOIS, vendredi 18 octobre 2002